22/06/2023 - 27/08/2023
Horaires: 
14h - 18h du mercredi au vendredi / 14h - 19h samedi et dimanche

Frac Franche-Comté, Cité des arts, 2 passage des arts, 25000 Besançon
03 81 87 87 40

Isabelle Le Minh, Synchronicité (failogram)

Isabelle Le Minh a été sélectionnée pour participer au projet de dialogue entre le monde de l’entreprise et le monde de l’art proposé par le Fonds de dotation Centre Pompidou Accélérations.

Pour sa troisième saison, le Fonds a proposé « la présence » comme thème fil rouge et a invité, sous le Commissariat de Michel Gauthier, Conservateur du Mnam, Isabelle Le Minh à participer à une résidence de plusieurs mois au sein de la Banque Populaire Bourgogne Franche-Comté pour y créer une oeuvre et participer à une expérience humaine inédite.

« Mes recherches sur l’héliographie m’ont amenée à regarder de plus près le procédé développé par Niépce pour réaliser Le point de vue du Gras (1827). Il s’agit d’une image réalisée sur une plaque d’étain polie recouverte de bitume de Judée […]. Il s’agit d’un goudron naturel connu depuis l’Antiquité comme liant. Il fut utilisé notamment par les Égyptiens pour embaumer les momies, ce qui résonne étrangement avec les mots d’André Bazin qui dans son fameux texte, Ontologie de l’image photographique, utilise l’expression « complexe de la momie », pour définir le besoin de résister au temps en sauvegardant les apparences physiques, une fonction que la photographie a depuis longtemps prise en charge, jouant en quelque sorte le rôle d’embaumement.

Le bitume de Judée fut utilisé en glacis par de nombreux peintres (Léonard, Rembrandt, Géricault, Delacroix, Courbet), rentre actuellement dans la composition de vernis pour la gravure et est utilisé dans le traitement du mobilier en bois, notamment pour réaliser des patines. […]

Le procédé de Niépce repose sur le durcissement du bitume de Judée lorsqu’il est exposé à la lumière. Cependant, ce durcissement n’est qu’apparent car le bitume est en réalité une poix.

L’expérience de la goutte de poix (Pitch Drop Experiment), supposée être la plus longue expérience scientifique en laboratoire, fut initiée en 1927 en Australie à l’Université du Queensland par le professeur Thomas Parnell en vue de démontrer que cette substance d’apparence solide à température ambiante est en réalité visqueuse. Dans cette expérience encore en cours, de la poix placée sous forme solide dans un entonnoir s’écoule très lentement, à raison d’une goutte par décennie. Neuf gouttes sont tombées à ce jour, sans que personne n’ait jamais pu assister à leur chute. Pire, par une ironie du sort, la webcam installée pour filmer la chute de l’avant-dernière goutte est tombée en panne le jour crucial. Aujourd’hui cette expérience « culte » est accessible en direct et en streaming sur une page web consultée par cent mille internautes chaque année. L’expérience a été réitérée ailleurs, notamment au Trinity College à Dublin en 1944, où la chute d’une goutte a enfin pu être filmée.

Cette expérience me semble très intéressante car elle nous met en présence d’un évènement rare - aussi insignifiant soit-il - qui requiert une attention continue, une présence de tous les instants pour pouvoir être observée. Elle nous rappelle que le temps est insaisissable – même pour les physiciens - et ébranle nos certitudes en démontrant qu’une matière peut exister entre deux états, à la fois solide et liquide tout comme nous pouvons être à la fois présents par le corps et absents par l’esprit ou inversement.

 

 
Isabelle Le Minh, Synchronicité (failogram), 2023.©Isabelle Le Minh, photo : Nicolas Waltefaugle

L’oeuvre […] remet en jeu les matériaux utilisés par Niépce dans le procédé de l’héliogravure, tout en convoquant l’expérience de la goutte de poix. Il y a donc l’idée de mettre le spectateur en présence d’un phénomène amené possiblement à se produire - ou pas - et de l’inviter à assister à une expérience en lien avec le temps, comme une sorte de sablier qui fonctionnerait au ralenti, une manière de relativiser sa présence ici et maintenant dans une échelle de temps dilatée.

La pièce se décompose en deux parties : une sculpture en verre et une plaque d’étain.

La plaque d’étain a la forme d’un grand disque circulaire placé sur un socle.

La sculpture est réalisée en verre tubulaire et reprend un graphisme caractéristique de la signature de Niépce […], dont la forme rappelle curieusement un phylactère - dans une veine un peu pop. Elle fait aussi penser aux bulles de discussions que nous utilisons pour échanger des messages sur nos téléphones, dont la raison d’être est de représenter un son dans un média écrit et de pallier par sa présence, l’absence de langage corporel. Nos smartphones et tablettes contiennent par ailleurs de l’étain qui est utilisé dans les soudures des composants électroniques et les écrans. Enfin, il est à noter que le bitume de Judée est un photopolymère et que le procédé inventé par Niépce est au fondement même des procédés actuels de fabrication des semi-conducteurs et circuits intégrés qui nécessitent, eux aussi, des résines de masquage sensibles aux UV pour la gravure des composants. […]

Et pour finir, une anecdote : j’ai parcouru toute la correspondance de Niépce pour choisir sa plus belle signature. Je me suis rendue compte quelques semaines plus tard que j’avais prélevé celle-ci de sa toute dernière lettre, qui fut adressée à son fils Isidore, la veille de son décès, le 5 juillet 1833. L’ensemble des propos tenus dans ce courrier semblent tellement incohérents, qu’un historien avait conclu en 1920 que Niépce était décédé d’une crise d’apoplexie. Mais il fut découvert plus tard que Niépce faisait subtilement allusion à une représentation de l’opéra Robert le Diable. Sa missive se termine par ces mots « Adieu, recevez tous nos bien tendres embrassements » et par sa signature enveloppée de la forme reprise dans ma sculpture ; c’est la dernière trace qu’il laisse au monde avant de le quitter. »

Isabelle Le Minh

 

 

 
Isabelle Le Minh, Synchronicité (failogram)